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Les JT cassent la grève
lundi 19 novembre 2007
Une fois n’est pas coutume, voici un article de Libération qu’il nous semble important de diffuser sur notre site : "Télé. Les 13 heures et 20 heures sont sur le pied
de guerre contre le mouvement social."
A chaque grève son héros. En 1968, ce fut Daniel
Cohn-Bendit. En novembre 2007, c’est dit, ce sera Jean-Pierre
Pernaut, présentateur du 13 heures de TF1 et
farouche défenseur de la veuve et de l’usager torturés par les
grévistes privilégiés. Depuis lundi, Pernaut bout.
Il grommelle, fait des mines et lève les sourcils. Certes, il est
comme ça, Pernaut, mais tous les JT sont de la
partie, accumulant les poncifs, balayant la pédagogie, relayant
sans barguigner la parole gouvernementale. Au
point que, chez les grévistes, on se met à virer des AG télés et
journalistes. Récit d’une semaine de JT de grève.
Jean-Pierre Pernaut a été récompensé
pour l’ensemble de son oeuvre en 1997.
(AFP)
• La galère
Je suis... Je suis... Top : je suis un bâtiment de
guerre, long et étroit, à un ou plusieurs rangs de rames en usage
dans l’Antiquité... Je suis ? La galère, bien sûr.
Les JT n’ont que ce mot-là à la bouche, entendu des dizaines de
fois. Lundi, au sommaire du 20 heures de France 2,
« galères en prévision ». Quelques instants plus tard, c’est
« une journée galère » qui se dessine. L’image est
la même mardi sur TF1 à 13 heures : « Pour demain, prophétise
Pernaut, on nous annonce du mauvais temps partout
avec de la neige, du froid, de la pluie et du vent, un jour
de galère donc pour des millions d’usagers des
transports en commun ». Tandis que son collègue PPDA débite de
la « galère en perspective ». Pas raté : dans la
nuit de mardi, « la galère a commencé » sur i-Télé. Chez les
voyageurs, très étonnamment, c’est la galère,
ainsi que la perspicace Audrey Pulvar de France 3 le remarque :
« Quelle galère ! » On relèvera cette fine analyse
par un anonyme jeudi de la situation des transports : « Entre le
métro où c’est regalère et le train où c’est
galère-galère ».
• L’usager
Et qui rame dans la galère ? Point de « voyageurs »
ou de « passagers », mais, systématiquement, des « usagers »,
masse grondante et floue. A la télé, ils sont
rois, victimes « résignées » (selon PPDA) de la grève « dure, dure
surtout pour les usagers », clame David Pujadas, en
ouverture du 20 heures de France 2 mardi. Et on le défend,
l’usager. Ainsi Jean-Pierre Pernaut fulminant
jeudi : « Troisième jour de galère pour les usagers qui, eux, n’ont
pas le choix et doivent travailler jusqu’à 65 ans,
et tous les matins. » Car, souligne-t-il mardi à l’appui de sa ligne
éditoriale, « plusieurs sondages viennent confirmer
l’hostilité des Français à cette nouvelle grève ».
Alors on tend sans cesse le micro à l’usager afin
qu’il puisse, sans crainte ni honte, s’exprimer. Plaintif : « Y en a
marre, on nous prend en otage, qu’ils aillent
prendre l’Elysée en otage ! » (France 2, mardi à 20 heures).
Revendicatif : « Faut que la France se rende compte
qu’il y a des réformes qui doivent être faites » (même JT,
même chaîne). Menaçant : « On va aller voir les
grévistes, on va leur taper dessus » (TF1, mercredi à 20 heures).
Parfois, l’usager s’organise : ainsi l’Association
des usagers des gares a-t-elle eu droit à trois reportages en deux
jours sur TF1 ! Emporté par son enthousiasme, PPDA
annonce que l’association vient de se créer « face à cette
nouvelle grève ». Et qu’importe si, dans le
reportage, on apprend qu’elle existe depuis 17 ans... Quand il est
étudiant, l’usager devient un « antiblocage », en
opposition aux « bloqueurs ». Là aussi, il s’organise contre les
grévistes, désignés par Jean-Pierre Pernaut sous
le patibulaire vocable d’« individus » (qui ont bien mérité une
volée de CRS à matraque). Chez l’antibloqueur, en
revanche, « les points de vue sont nuancés » (Pernaut,
toujours). Et « les étudiants distribuent des
tracts, qu’on soit de gauche ou de droite ». Pas grave si l’un d’eux,
interrogé par la suite, est encarté à l’UNI, le
très droitiste syndicat étudiant.
• La débrouille
Surtout, l’usager est débrouillard. A chaque
édition de chaque JT, une nuée de sujets sur « mon usager, mon
plan B » ou, variante, « la famille Usager
s’organise ». Dimanche soir sur France 2, on filme une femme qui achète
des mandarines sur un marché. Commentaire du
journaliste : « Le plein de vitamines avant une semaine qui
s’annonce très sportive. » Lundi et mardi, les JT
alternent les reportages entre vélo, fidèle compagnon de
l’usager, et covoiturage. Mercredi soir, dans un
même élan, tous nos courageux usagers dorment dans les
endroits les plus hétéroclites : les salariés d’un
hôtel à l’hôtel (« largesse d’un patron compréhensif » pour TF1 et
« l’hôtelier sympa Bruno qui accorde une faveur à
son personnel » sur France 2), des infirmières à l’hôpital, et,
trouvaille de la Deux, des employés d’une agence
d’événementiel... dans une yourte sur le toit du bureau. Ils en
sont tellement contents chez France 2, de leur
yourte, qu’ils y sont revenus jeudi !
• Quelle grève ?
Au fait, c’est quoi, cette grève ? Qui ne s’est
informé que devant les JT de la semaine n’en a aucune idée. Les
journaux s’entament tous par un sujet sur le
trafic, poursuivent avec nos usagers usés, quelques réactions
gouvernementales ou syndicales de pure forme, mais
d’explication du mouvement, point. Ou si peu. Ou si mal.
Outil favori : la comparaison. Lundi soir, France
2 aligne un chauffeur de la RATP face à une conductrice d’une
société privée à Rennes. Laquelle juge que « les
conditions de la RATP en conduite et en stress sont pires que les
nôtres ». Sauf que Pujadas a d’emblée planté le
décor : les deux « font le même travail ». Le même soir, PPDA
fait son pervers. « Revenons sur les revendications
des grévistes », susurre-t-il avant de balancer un sujet en
forme de foutage de gueule qui compare les
cheminots d’aujourd’hui avec ceux du début du siècle dernier, à
grands renforts d’images en noir et blanc de
charbon qu’on enfourne dans la bête humaine ! Le lendemain, c’est
un conducteur de la RATP que suit TF1. Son salaire
? 2 300 euros. La Une le donne en brut, ça fait plus.
• Porte-parole
« La mobilisation syndicale se heurte à la volonté
très claire du gouvernement de créer un système plus équitable
de retraites, c’était dans le programme de Nicolas
Sarkozy, il a été élu en partie pour ça. » Non, ce n’est pas du
François Fillon, ni même du Xavier Bertrand, mais
du Jean-Pierre Pernaut, ministre du 13 heures de TF1. Ça
suinte de tous les sujets, de la hiérarchisation
des JT, des mots choisis : la télé roule contre la grève. « La
France peut-elle être réformée ? » se désespère
Laurent Delahousse dimanche sur France 2. Quant à l’ineffable
Jean-Marc Sylvestre, mercredi à 13 heures sur TF1,
il sait : « Les syndicats ont compris que l’opinion publique ne
les suivrait pas dans leur opposition systématique
à une réforme in-con-tour-nable. » Et celle-là : « Notre
obsession, c’est que les usagers soient le moins
pénalisés par cette grève. » Non, cette fois, ce n’est pas un aveu
de PPDA, de Pujadas, ni même de Pernaut, c’est du
Fillon. Depuis une semaine, des millions de téléspectateurs ?
cinq millions pour Pujadas, sept millions pour
Pernaut, près de dix millions pour PPDA ? entendent les JT et le
gouvernement leur parler le même langage en
stéréo.
RAPHAËL GARRIGOS ET ISABELLE ROBERTS
samedi 17 novembre 2007