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Valérie Minerve Marin
L’emprise de la télévision sur la presse écrite
paru dans Un autre futur n° 4
dimanche 6 juillet 2003
Comprendre le fonctionnement de la télévision revient à saisir les mécanismes qui expliquent les pratiques des journalistes... Intervient la notion bourdieusienne de "champ".
L'emprise de la télévision sur la presse écrite
Éléments de réflexion
Comprendre le fonctionnement de la télévision revient à saisir les mécanismes qui expliquent les pratiques des journalistes, et, si nous nous plaçons du point de vue de Pierre Bourdieu, il est d'emblée nécessaire de faire intervenir la notion de champ sans laquelle une compréhension fine devient impossible.
Un champ est un espace structuré, une configuration de relations objectives, dans lequel se jouent 1 des rapports de force entre des positions occupées par des agents ou des institutions dont l'enjeu est l'accès à des profits spécifiques. S'il existe des lois générales des champs, chaque champ se définit également en fonction des enjeux et des intérêts spécifiques qui lui sont propres. Ce qui suppose que des agents soient dotés d'un habitus - dispositions socialement intériorisées qui " poussent les agents à adopter telle ou telle stratégie, subversion ou conservation (...), à rester indifférent ou à sortir du jeu " 2 - qui leur permettent de reconnaître et de jouer le jeu du champ, et donc d'engager cette lutte pour conserver et accumuler des profits de distinction, le plus souvent sous la forme de capital.
Le champ journalistique est donc un univers régi par des lois qui lui sont propres, et ce qui s'y passe ne peut être compris qu'à la condition de prendre celles-ci en compte. Toutefois, le champ journalistique étant plus hétéronome que les autres champs de production culturelle, l'expliciter revient à ne pas exclure les forces externes qui l'agissent. Ainsi, le mode de fonctionnement d'une chaîne de télévision dépend nécessairement de la présence des autres chaînes concurrentes dans l'espace médiatique, et de leurs interactions. Derrière des formes de concurrence explicites : rivalités entre les émissions concernant les invités intellectuels ou politiques (il faudrait à ce propos mener une étude qui tienne compte des chaînes et des émissions, de qui donne la parole à qui, du temps d'antenne, etc.), rivalités des programmes, des émissions - TF1, après avoir dénoncé il y a un an la " trash télé " (littéralement télé-poubelle), et invité au boycott de l'émission " Loft Story " diffusée par M6, lance cet été " Temptation Island " à l'antenne. D'autres rapports de force nettement moins perceptibles, voire invisibles, se jouent, dont la mesure prend une autre forme : parts de marché, poids relatif auprès des annonceurs, capital symbolique - les origines sociales et trajectoires des journalistes, leurs relations, leurs déplacements dans le champ.
Le même phénomène peut se remarquer dans le champ de la distribution par exemple, où la grande distribution (Carrefour etc.), par le fait même d'exister et de proposer en général des prix plus attractifs, a contribué à modifier l'espace de la distribution, au détriment du commerce de proximité. De même, TF1, en accumulant du pouvoir et des profits spécifiques, a contribué à changer l'espace médiatique. Mais, comprendre le fonctionnement de cet espace, revient à comprendre le fonctionnement des journalistes qui y sont engagés. Il devient alors indispensable de tenir compte de la position de l'organe de presse dans l'univers médiatique et de la position du journaliste dans son journal, pour en déduire au final, la position du journaliste dans cet espace et pouvoir expliquer les opinions et les prises de position.
La télévision fait la loi
Si la télévision et ses journalistes sont, jusqu'aux années 1970-1980 environ, en position de dominés dans l'univers des médias - les journalistes de la presse écrite cumulent davantage de capital culturel et économique ; ils sont moins dépendants du pouvoir en place -, cette relation s'est inversée au profit de la télévision devenue le média dominant, tant d'un point de vue économique que symbolique, pesant ainsi de tout son poids sur l'univers de la presse, qui plus est, avec le pouvoir de le transformer.
Les années 1980 marquent un tournant dans le fonctionnement du champ journalistique avec les lois de libéralisation de l'audiovisuel. La loi du 29 juillet 1982 met fin au monopole de l'État sur la programmation de la télévision et des radios, ouvre l'utilisation des ondes hertziennes à des entreprises privées et plafonne la part des recettes publicitaires à 80 %. Cette loi ainsi que celle du 30 septembre 1986, puis celle du 17 janvier 1989, est votée pour mettre en place des autorités "de régulation " (la Haute Autorité, la Commission nationale de la communication et des libertés, le conseil Supérieur de l'Audiovisuel), mais participe au final à la déréglementation du marché de l'audiovisuel. La privatisation de la télévision (la première chaîne à péage Canal Plus en 1984, La Cinq - propriété du groupe Berlusconi, puis du groupe Hersant, et jusqu'en 1992 du groupe Hachette ( et TV6 à partir de 1986, la privatisation de TF1 en 1987 qui devient la propriété du groupe Bouygues) puis le développement des chaînes par câble ou satellite modifient les conditions économiques de la presse écrite et les rapports de force entre les différents journaux 3. D'autres indicateurs révèlent l'hégémonie de la télévision sur la presse écrite. Le très fort tirage des magazines de télévision, à quoi viennent s'ajouter les suppléments et rubriques dans les quotidiens, les bandes annonce à la radio et à la télévision qui lui sont consacrées. En outre, il est de plus en plus fréquent que des rédacteurs en chef participent à des émissions télévisées ou radiodiffusées (Serge July de Libération, Jean-Marie Colombani du Monde, Jean-François Kahn de Marianne, Philippe Val de Charlie Hebdo, etc.)
Le recul continuel de la diffusion de la presse quotidienne d'information générale, auquel on assiste depuis les années 1970 (plus de 12 % de lecteurs perdus en 12 ans), devient encore plus net à partir des années 1980. Cette presse qui diffuse 811 millions d'exemplaires par an, en 1990, ne diffuse plus que 738 millions d'exemplaires par an, en 1998. On assiste également à une érosion des ventes des quotidiens nationaux : le tirage qui est encore de 4 278 000 exemplaires en 1965 tombe à 2 913 000 exemplaires en 1980 et à 2 680 000 en 1991. En 1998, la presse quotidienne nationale diffuse à 489 millions d'exemplaires par an contre 568 millions d'exemplaires en 1990. Il y a d'une part le déclin des journaux d'opinion : Charlie Hebdo disparaît, l'Humanité perd de nombreux lecteurs - chute corollaire au déclin du Parti communiste ( ainsi que le journal la Croix. Le Figaro et les Échos stagnent tandis que le Monde, le Matin de Paris accusent une forte baisse de leurs ventes. Seul Libération gagne quasiment 100 000 acheteurs entre 1981 et 1989. Toutefois le Monde comme Libération manquent de capitaux propres, ce qui les obligera dès 1994 à revoir leurs structures afin de permettre une recapitalisation significative. Les contre-performances de Libé 3 (nouvelle formule de Libération) creusent le déficit et contraignent le journal à faire appel au soutien du groupe Chargeurs en 1996 (pour 70 millions de francs). Le Monde, en janvier 1995, lance une nouvelle formule, avec l'aide de partenaires financiers et industriels, qui le positionne de plus en plus à l'intérieur du pôle commercial, bien que le discours qui accompagne ces transformations insiste sur l'excellence. En octobre 2001, le Monde annonce le principe de son entrée en bourse. À ce jour (août 2002), celle-ci n'est toujours pas réalisée.
La presse populaire perd également des lecteurs. Ainsi, France Soir qui vendait 700 000 exemplaires en 1976, tombe à 385 000 en 1983 et n'atteint pas les 200 000 exemplaires en 1994 4.. Après le long conflit social (1975-1977) qui provoque une chute de la diffusion du Parisien Libéré, il dépasse les 800 000 exemplaires en 1960 mais frôle les 300 000 exemplaires en 1983 (327 841 exemplaires), pour remonter à 417 509 exemplaires en 1993.
La presse écrite dans son ensemble subit une crise. L'affaiblissement de la presse populaire et de la presse d'opinion est sensible, alors que la presse quotidienne et hebdomadaire régionale ainsi que la presse magazine se portent mieux. La presse magazine diffuse pour l'année 1998, 94 millions d'exemplaires contre 85 millions en 1990. L'Express (sa diffusion passe de 153 000 exemplaires en 1965 à 614 000 en 1973), le Nouvel Observateur (tire à 282 000 en 1972 contre 50 000 en 1964), le Point, l'Événement du jeudi, représentent 1 450 000 exemplaires vendus en moyenne. Si on y adjoint Paris Match et VSD, cela correspond à 2 500 000 acheteurs 5. Ces journaux sont devenus au fil du temps des concurrents pour les quotidiens.
Contraintes économiques et politiques
Les dernières mutations technologiques de l'audiovisuel avec l'utilisation de nouveaux satellites participent aux transformations des conditions de production de l'information grand public et permettent le traitement de l'information " en direct et en temps réel ". Le risque de dérapages existe alors, en raison du travail dans l'urgence, du manque de recul, du défaut de vérification et d'analyse des données (i.e. les images du faux charnier de Timisoara). La course à l'audimat est la seconde explication plausible du recours au scoop et à la manipulation d'images (i.e. la fausse interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d'Arvor).
Un autre exemple de production d'une information fallacieuse, est la tentative, lors de la guerre du Golfe, de légitimer celle-ci en " diabolisant " Saddam Hussein. A l'occasion de ces événements, la télévision s'est révélée être un excellent outil de " fabrication du consentement " 6 mais aussi le moyen d'information dominant, imposant aux autres médias - presse écrite incluse - une conduite de suivisme. Il en va de même au moment de la guerre du Kosovo, les médias télévisuels notamment, ont abreuvé le petit écran " d'images de réfugiés fuyant un "génocide" et de récits invérifiés de "charniers" ", contribuant ainsi " au conditionnement de l'opinion "7. Est-il nécessaire de rappeler que le 11 septembre 2001, la télévision américaine mais également la télévision française ont diffusé en continu et sous tous les angles les images des avions venant percuter les tours du World Trade Center. Le gouvernement américain déclara immédiatement qu'il s'agissait d'un " acte de guerre " ; aubaine pour le président Bush qui annonça le 15 septembre 2001 " la guerre a été déclarée à l'Amérique et nous répondrons en conséquence ", occasion inespérée pour justifier et mettre à l'épreuve, une fois de plus, sa force de frappe. Entre-temps, les médias se sont fait le relais auprès de l'opinion publique de la thèse de " l'acte de guerre " qui, selon eux, appelle nécessairement une réponse militaire. L'interrogation des journalistes s'est alors portée sur le choix des missiles et non sur la question d'éventuelles solutions diplomatiques. Cette forme d'endoctrinement par les médias, tient au fait que ces derniers, qui disposent du monopole de produire et diffuser l'information, et à qui il incombe normalement d'informer en donnant une représentation de la réalité qui soit pluraliste, juste et objective, imposent le plus souvent leur seul point de vue. Ce point de vue correspond à la façon de penser des journalistes qui ont intégré la pensée ambiante, et il répond également aux manières de penser préétablies des téléspectateurs qui n'aiment pas en général qu'on vienne chahuter leurs structures mentales.
Ce qui doit retenir notre attention, dans ces cas précis, c'est que nous avons davantage à faire à une presse de communication qu'à une presse d'information, ce qui marque un réel problème de dépendance à l'égard des sources, de même qu'un grave problème de déontologie. En évoquant ce dernier point, il est impossible d'évacuer le problème de la formation des journalistes qui, pour la plupart, sont recrutés à l'Institut d'études politiques ou dans les écoles de journalisme reconnues par la profession, comme proposant une formation en consonance avec les intérêts du champ, et qui ont partie liée à des intérêts politico-économiques. Par ailleurs, leurs origines socio-culturelles similaires voire identiques font qu'ils ont le plus souvent intériorisé des schèmes de perception et un système de pensée en accord avec leurs intérêts de classe. Ainsi, lorsqu'ils " communiquent " ou lorsqu'ils font finalement de la " propagande idéologique ", il s'agit bien pour un certain nombre d'entre eux, en participant à cette entreprise d'endoctrinement, de défendre, " sans s'en rendre compte car cela fait partie de leur formation " 8, des intérêts dictés par leur position dans le champ et par leur vision du monde.
Pour la presse écrite, il ne s'agit plus alors d'informer ses lecteurs, avec toute l'exigence que cela suppose : recoupement des sources, analyse sérieuse, etc., mais de répéter, copier et concurrencer les autres médias. On entre dans une logique de la surenchère où l'information devient de plus en plus une marchandise, et dont l'objectif n'est plus de favoriser une confrontation des points de vue mais principalement de permettre aux groupes industriels et financiers qui se trouvent en amont de réaliser des bénéfices.
Par le biais du mécanisme de l'audimat, le champ audiovisuel, et plus précisément le sous- champ de la télévision, devient très dépendant des contraintes commerciales et exerce de ce fait une contrainte structurelle sur les journalistes de la presse écrite. C'est pourquoi, durant la décennie 90, la presse se concentre au sein de puissants groupes industriels ou financiers 9 et la logique de la rentabilité maximum prédomine. La nécessité de faire de l'audience pour gagner des parts de marché et attirer les annonceurs se renforce 10. Entre 1980 et 1990, les investissements publicitaires ont été multipliés par six pour la télévision et par cinq dans la presse écrite, d'après les enquêtes de l'Institut d'Études et de Recherches Publicitaires (IREP). Les études menées en vue de connaître les attentes de leur public et les opérations de marketing (nouvelle maquette, nouvelle formule, cadeaux, etc.) se multiplient. Enfin, les modifications de lignes éditoriales se traduisent en général par un glissement des contenus, et la nécessité de coller à l'information dominante favorise l'effritement d'orientations politiques affirmées pour une sorte de pensée consensuelle.
Il est intéressant de relever que même des journaux institutionnels éloignés du pôle commercial n'échappent que rarement à cette logique de l'audience 11. C'est ainsi que Charlie Hebdo 12 au mois de mai-juin 2001, après que son rédacteur en chef Philippe Val eut condamné dans son éditorial du 9 mai 2001 la course à l'audience (" le principe même de l'émission est parfaitement adéquat à notre époque (...) Tout se vaut. Tout - dans la mesure où tout n'existe que pour être rentable et médiatique - ne se juge plus qu'à sa réussite ou à son échec. ") consacre trois " unes " au thème de " Loft Story " 13, preuve, s'il en est, que l'actualité chaude - aux deux sens du terme - fait vendre, et que les rédactions n'en sont plus à une contradiction près. Selon Cabu, les ventes de Charlie pour le numéro du 16 mai 2001 ont augmenté " dans la même proportion que celles des autres journaux [...] 15 % en plus " 14. Certes ! Mais n'étions-nous pas en droit d'attendre d'un journal de gauche, qui se veut un journal de " réflexion ", " d'idées " 15, qu'il essaie d'éviter de jouer, au moins en partie, le jeu du champ ?
Par ailleurs, n'est-il pas surprenant que l'hebdomadaire n'ait pas condamné l'émission de TF1, comme il le faisait il y a un an pour l'émission de M6 ? 16
Difficile alors, de ne pas voir une corrélation entre les taux d'audience des deux émissions et les reprises par l'hebdomadaire. Si l'émission "Loft Story" a pu atteindre des pointes d'audience de plus de dix millions de téléspectateurs, le record d'audience de l'émission " Temptation Island " n'a pas dépassé les six millions de téléspectateurs.
Tout cela nous amène à nous poser une autre question, celle de la position occupée par le journal et ses journalistes dans le champ. Ne pas prendre des positions fermes et " définitives " ne permet-il pas au journal d'occuper des positions différentes dans le champ, au gré des circonstances, des enjeux et intérêts du moment ?
Sans vouloir entrer ici dans le conflit épistémologique qui oppose la perspective objectiviste - les agents seraient des " marionnettes " agis par des structures externes et par des déterminismes sociaux - à la perspective subjectiviste, qui considère les agents comme des êtres calculateurs, rationnels et libre de leurs choix, nous considérerons qu'ils " ont un point de vue sur la position qu'ils occupent, que ce point de vue a des effets sur leur position, mais que ce point de vue est lui-même déterminé par leur position " 17. Ce qui revient à dire que si les individus sont responsables de leurs actes, leur capacité à agir ou non est largement déterminée par la structure dans laquelle ils sont, et par la position qu'ils y occupent.
Par conséquent, dans un tel cas, le champ fait l'information et les thèmes d'actualité, les sujets dont " tout le monde parle ", les plus " accrocheurs " donc les plus " vendeurs " sont généralement repris par l'ensemble de la presse : " En général, on fait quand même la une sur des événements connus, malgré l'envie qu'on ait, et qui se traduit de temps en temps par : faisons nous-mêmes l'information ! C'est faux, on est quand même tenu de s'exprimer, de réagir sur les événements, qui sont connus du public, c'est quand même ça qui fait qu'on tire l'œil vers l'étalage des journaux (...) " 18.
À quoi sert la sociologie ?
Pierre Bourdieu disait : " il n'y a pas de milieu qui aime à être objectivé " 19, et certainement la sociologie n'est pas là pour faire le " procès " des journalistes. Le rôle du sociologue est de dire et de montrer les choses invisibles, notamment de dévoiler les mécanismes qui sont àl'originede la violence symbolique 20, en espérant qu'elles soient entendues par les agents sociaux, et que les plus autonomes d'entre eux - bien que sans doute minoritaires, il existe certainement des journalistes moins soumis que d'autres aux puissances établies (leur degré d'autonomie peut se mesurer), même si la précarité grandissante dans ce milieu ne joue pas en faveur des plus revendicatifs - essaient d'agir en vue de contribuer à développer l'autonomie de leur champ. Plus les lois qui régissent les mécanismes de la domination sont connues des agents, plus il devient possible pour ces derniers de tenter d'en modifier les effets :" ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire " 21.
Toutefois, et il ne servirait à rien de le nier, tous les journalistes n'ont pas le même intérêt au renforcement de l'autonomie de leur champ, et dire que certains journalistes, notamment ceux qui occupent les positions dominantes et qui accumulent les privilèges, n'y trouveraient que des désagréments, n'est pas faux.
En outre, la capacité à transgresser des normes suppose un attachement et une intériorisation très forte à des valeurs de justice et d'équité, et l'habitus bourgeois est en général plus en adéquation avec la lutte pour la conservation des privilèges. L'opportunisme, le " "fayotage" cynique ou désespéré " et la " soumission désenchantée " sont liés, tout autant que l'ont été, le plus souvent, l'opportunisme et la soumission des gens ayant obtenu un certain pouvoir. C'est pour cette raison que les agents les plus soumis " renforcent l'arbitraire des "chefs" " 22, lesquels développent à l'égard de ceux qui le sont le moins une forme d'ostracisme et de stigmatisation.
Il est pourtant primordial pour dépasser cette forme d'archaïsme, et ce quel que soit le champ, d'arriver " au renforcement des censures croisées " 23, à savoir à une critique réciproque des pratiques ainsi qu'à une publication des informations de celles-ci, aussi délictueuses soient-elles. En cherchant à briser la " loi du milieu ", tant par une critique interne que par une critique externe, la sociologie doit aider les agents à prendre conscience du fait qu'ils sont pris dans des enjeux qui les dépassent et des contraintes qui pèsent sur eux. Ce, afin de s'en libérer. Selon Pierre Bourdieu, " la liberté n'est pas un donné, mais une conquête (...) collective " 24.
Enfin, bien que nous puissions considérer, comme le rappelle Gérard Mauger, que " par la nature même de son objet (le monde social), par son intention de scientificité("il n'y a de science que du caché" disait Bachelard), par la situation de ceux qui le pratiquent (pris dans les mécanismes de domination symbolique qu'il étudie), le métier de sociologue est (sans pour autant s'y réduire), une activité éminemment politique. Construite, comme toute science, contre les évidences du sens commun, la sociologie est nécessairement critique et, parce que "l'engagement" a partie liée avec la critique du monde tel qu'il est, l'exercice du métier de sociologue qui implique la remise en cause de la représentation ordinaire du monde social, est nécessairement "engagé" " 25, il nous semble important d'ajouter que si nous pouvons trouver dans la sociologie une certaine utilité pratique, notamment grâce à la connaissance qu'elle peut nous apporter du monde social, " nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu'en tenant compte des lois naturelles et permanentes qui le gouvernent " 26, cette science ne semble permettre ni une critique radicale du système capitaliste, ni engendrer une praxis révolutionnaire 27.
Valérie Minerve Marin
1. Sur ce point, nous renvoyons au chapitre 2 (" La logique des champs ") in Réponses, entretiens de Pierre Bourdieu avec Loïc J.D. Wacquant, éditions du Seuil, 1992, pp. 71-90.
3. Patrick Champagne, " La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politique, économique et journalistique ", HERMES, n° 17-18, 1995.
4. Daniel Junqua, la Presse écrite et audiovisuelle, Paris, CFPJ, 1995, p. 18.
5. Jean-Marie Charon, la Presse quotidienne, éditions La Découverte, collection Repères, 1996.
6. Noam Chomsky, Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Écosociété, Montréal, 2000, p. 22. " Fabriquer le consentement, c'est-à-dire pour obtenir l'adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas, grâce à l'application des nouvelles techniques de propagande.. "
7. Serge Halimi, Dominique Vidal, L'opinion ça se travaille..., Contre-Feux, éditions Agone, Marseille, 2000.
8. Noam Chomsky, Deux heures de lucidité, entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowics, éditions Les Arènes, Paris, 2001, p. 57.
9. Havas, par sa filiale CEP Communication, contrôle : le Courrier international, l'Expansion, l'Express, le Point, 01 Informatique, l'Usine Nouvelle, etc. Matra-Hachette Lagardère : Europe 1. Vivendi : Paris Match, le Journal du Dimanche, Canal +. Le groupe Hersant : le Figaro, France Soir, Paris-Turf, etc. Bouygues TF1. Sources : Serge Halimi, les Nouveaux Chiens de garde, éditions Raisons d'Agir, Paris, 1997.
10. La part de la publicité pour les quotidiens nationaux représentait, en 1992, 44 % de leur chiffre d'affaires. Sources : Jean-Marie Charon, la Presse quotidienne, op. cit., p 7-21.
11. Entre le mois d'avril et le mois de juin 2001, de nombreux quotidiens occupant une place prépondérante dans le champ - le Monde, le Figaro, Libération, le Parisien, France-Soir, etc. - et des hebdomadaires à grand tirage - l'Express, le Point, le Nouvel Observateur, Marianne, VSD, Télérama, etc. - ont consacré plusieurs de leur " une " à ce phénomène médiatico-sociologique, en enregistrant une hausse considérable de leur vente, et en favorisant, par le " mimétisme médiatique " (surenchère des reprises dans le jargon journalistique), une amplification du succès de l'émission. Source : Ignacio Ramonet, " Big Brother ", Manière de voir, n° 63, mai-juin 2002, p. 30.
12. Mémoire de socio-politique en cours de rédaction pour le diplôme de l'EHESS, " Charlie Hebdo 1992-2002 : la normalisation d'un journal satirique d'humeur contestataire " à paraître à l'automne 2003.
13. Charlie Hebdo du 2 mai 2001 ; Charlie Hebdo du 16 mai 2001, Charlie Hebdo du 23 mai 2001. Du 2 mai 2001 au 13 juin 2001, soit pendant 7 semaines, le thème de " Loft Story " est exploité par l'hebdomadaire.
14. Entretien avec Cabu, juin 2001.
15. Entretien avec Philippe Val, juillet 2001.
16. Le 27 juillet 2002, date à laquelle est écrit cet article, la critique de l'émission " Temptation Island ", que TF1 diffuse depuis le début de l'été n'a pas encore été abordée dans les pages du journal. Seul, la une du mercredi 10 juillet 2002, réalisée par Cabu, reprend le titre de l'émission.
17. Gérard Mauger, " Comment on écrit les histoires de familles et les histoires de vies : deux points de vue ", Annales de Vaucresson, n°26, janvier 1987.
18. Entretien avec Gébé, juillet 2001.
19. Pierre Bourdieu, " Journalisme et éthique ", les Cahiers du journalisme, n° 1, 1995.
20. Pierre Bourdieu définit la notion de violence symbolique comme " une violence qui s'exerce précisément dans la mesure où on la méconnaît comme violence (...) en raison de l'accord immédiat des structures objectives et des structures cognitives ", c'est-à-dire une acceptation du monde comme "allant de soi". In Réponses, Pierre Bourdieu avec Loïc J.D. Wacquant, op. cit., p. 143.
21. Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du Monde, éditions du Seuil, Paris, 1993, p. 944.
22. Pierre Bourdieu, " Journalisme et éthique ", les Cahiers du journalisme, op. cit.
24. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 26.
25. Gérard Mauger, " L'engagement sociologique ", Critique, août-septembre 1995, n° 579-580, p. 683.
26. Michel Bakounine, Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme, 1867-1868.
27. Sur ce dernier point, il peut être utile de lire Voyage en feinte-dissidence de Louis Janover aux éditions Paris Méditerranée, 1998.