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SIPM
L’Express : chronique d’une externalisation
jeudi 4 décembre 2003
Un service de rédaction bazardé à un sous-traitant, des "garanties" en peau de chagrin, une lutte pied à pied. Deux ans après, le bilan, sombre.
L’externalisation d’un petit bout de la rédaction de L’Express, 11 salariés permanents transférés en octobre 2001 vers l’agence Relax-News, s’est traduite par une offensive sociale et salariale, imposant une précarité plus grande qu’un simple retour à la pige. Les syndicats maison ont protesté pour la forme, sans prévoir le laminage social qui a suivi. Finalement récalcitrants à la précarité forcée, tous les salariés transférés ont été fichus dehors. Pas impossible que cette expérience serve de laboratoire patronal dans le domaine de la presse. En tous cas, le résultat obtenu pourrait bien séduire d’autres patrons sans scrupules.
D’une semaine sur l’autre, nous avons changé d’employeur sans changer de travail. Passés de L’Express à Relax News, nous devions tous docilement accepter de voir notre rémunération laminée et nos statuts ultraprécarisés. On a un peu résisté. Notre usage opiniâtre de la lettre recommandée à répétition nous a permis de tenir un peu plus longtemps que ne l’imaginait le patron du sous-traitant.
Un an et demi après, tous éjectés !
À ce jour, de l’équipe des onze ex-salariés de L’Express disséminés en province, il n’en reste qu’un qui ait accepté de troquer son CDI pour un petit contrat de piges. Huit ont été licenciés : deux pour de prétendues fautes, cinq pour motif économique, à quoi s’ajoute un licenciement sec sans procédure légale (arrêt de toute commande d’article sans prévenir). Deux autres ont abandonné, l’un pour partir à l’étranger, l’autre usé par tant d’embrouilles.
Trois recours aux prud’hommes sont engagés, en attente de jugement (deux à Paris contre leur licenciement pour faute, moi-même à Nantes pour licenciement abusif, le motif économique cachant des convenances patronales pour imposer la précarité).
Impératif souplesse, objectif kleenex
Faire baisser les coûts de production, casser au plus vite la rémunération au forfait fixe, travailler avec des journalistes sous contrats ultrasouples, telles ont vite été les obsessions de Relax News à notre encontre, dès que la société a eu le marché en main en récupérant l’effectif de journalistes « translatés » avec le marché.
Dès décembre 2001, deux mois après notre transmission de l’Express à Relax News, ponction autoritaire sur notre paie mensuelle, sans la moindre concertation. Un test ? L’employeur a dû faire machine arrière devant le tollé et nos arguments juridiques, mais pour mieux revenir à la charge, passant au chantage incluant de toute façon la casse du CDI : soit accepter d’être payés au coup par coup sans la moindre garantie de minimum de commande, soit un licenciement et basta.
Les différentes moutures de « contrats » qui nous ont été proposées bafouaient allègrement le Code du travail, la convention collective des journalistes, le code de la propriété intellectuelle (sur l’abandon définitif des droits d’auteur). Sans parler des rapports humains genre marche ou crève.
La riposte solidaire ne gagne que du temps
Notre action solidaire a permis de tenir un peu plus d’un an : infos circulant par mail entre nous déjouant les bluff du chef de la rédaction, recherche d’arguments juridiques en réponse aux propositions de contrats de piges illégaux, courriers de riposte rédigés en commun, collectés et envoyés à tour de rôle depuis un de nos bureaux en province pour montrer qu’il n’y avait pas de meneur identifiable... Nous n’avons gagné que du temps. Mais au final, tous dehors, remplacés par une nuée de pigistes à qui on commande des miettes, dont certains ont signé des CDD d’usage, sous-contrats reconductibles toutes les semaines et qui n’offrent aucune garantie en cas de rupture de contrat de travail. L’employeur ayant trouvé la formule-kleenex contournant les obligations de la loi Cressard, procédure et indemnités de licenciement notamment.
Après deux licenciements pour faute qu’il paraît impossible à prouver, et ne réussissant pas pour autant à obtenir l’assentiment des rescapés pour modifier nos modes de rémunération, Relax News a prétexté un changement de maquette du Magazine de L’Express, en janvier 2003, pour nous pousser à nous soumettre à la souplesse extrême et aux baisses de salaires, ou nous démettre. La flexibilité libérale a gagné. Publiées dans le même journal, les piges sont payées un quart moins cher par Relax News que par L’Express.
Sous-traitants, sous-statuts
Cet exemple de Relax News paraît illustratif des méfaits d’un phénomène nouveau dans la presse écrite : l’introduction de la sous-traitance qui offre aux patrons les mêmes avantages que dans l’industrie automobile ou nucléaire, la construction navale ou les transports routiers : le donneur d’ordre se défausse ainsi du traitement social au rabais, des attaques salariales, et même de l’élimination de ses ex-salariés. Le sale boulot est fait hors les murs de la maison-mère.
Une entreprise comme Relax News affiche 17 permanents (mais doit en compter plus de 50 si on intègre les nombreux pigistes réguliers, qui sont - Loi Cressard oblige - des CDI de fait). L’entreprise n’a jamais organisé les élections du personnel, ni DP ni CE, et n’a donc aucune instance de dialogue social. A la place, les salariés sont soumis individuellement à un aller et retour entre paternalisme et menaces, agrémenté de bluff et de désinformation. Et de ça, le donneur d’ordre se lave les mains, ne s’agissant plus de son cadre d’entreprise. L’Express n’est lié avec le sous-traitant que par un contrat commercial, une réponse à un appel d’offres. Les questions au CE de L’Express ont été les seules actions des syndicats en place à L’Express. Sans effet sur la situation dans la boîte Relax News.
Un droit de regard chez les sous-traitants ?
Plus généralement, il faudra une détermination collective tenace pour inverser la tendance et exiger que le donneur d’ordre vérifie les conditions sociales imposées aux effectifs transférés ou remplacés. Le groupe Emap a externalisé ses services comptables et de paie sur place, aux mêmes bureaux, le passage au sous-traitant s’accompagnant de la perte du 13e mois et d’avantages. A l’usure, la majorité des anciens salariés directs d’Emap ont dégagé, remplacés par des intérimaires payés 30% mois cher... On est loin des puissantes assos de consommateurs américains faisant plier une firme comme Nike pour les conditions de production des godasses loin des boutiques. Mais l’enjeu est du même ordre. Verra-t-on, un jour, un droit de regard syndical des délégués d’un journal au sein de l’entreprise sous-traitante ?
Voir l’article : Emap, une externalisation ordinaire, paru dans les Temps maudits et sur ce site.