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De Charlie Hebdo aux libertés de la presse et d’expression : une analyse syndicaliste et libertaire
vendredi 30 janvier 2015
L’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 décembre a fait descendre des millions de gens dans la rue. La valse hésitation autour du secret des affaires dans le projet de loi Macron a agité le Landerneau de la presse d’investigation. Au delà des émotions légitimes et sans doute payantes suscitées par ces évènements, il était nécessaire que nous, syndicat de la presse, des médias, de la culture et du spectacle, nous penchions sur la question sans cesse posée dans nos métiers de la liberté d’expression. Au travers de ce texte des militants du SIPMCS et de l’intervention du 18 janvier sur les ondes de Radio Libertaire, voilà quelques éléments de réflexion sur les enjeu de la lutte pour la liberté d’expression.
Au-delà des débats moraux sur les limites ou non des libertés d’expression et de la presse, au-delà du profond malaise de voir des Orban, Erdogan, Netanyahou et autres Ali Bongo défiler pour ces causes qu’ils portent aussi haut que leur sens de l’ironie, il est temps pour nous, syndicat de la presse et des médias, de la culture et du spectacle d’une confédération anarchosyndicaliste de questionner ces deux notions d’un point de vue propre.
Il est agréable de voir autant de gens se préoccuper de ces principes et les revendiquer. Alors , chiche… mais faisons du slogan une réalité.
Une histoire de gros sous
Dans le cadre d’une économie capitaliste, l’existence et la survie d’un journal dépendent avant tout de sa rentabilité, ou tout du moins de l’équilibre de ses comptes.
« […] L’information est pensée comme un bien public, mais produite comme une marchandise. Substrat indispensable à la formation des jugements politiques, elle concourt à forger des esprits libres, des imaginaires collectifs, des groupes mobilisés. C’est l’arme à mettre entre toutes les mains. Et parce qu’aucune société émancipée ne saurait s’en priver, l’Assemblée constituante de 1789 proclame que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » et que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Hélas, le législateur, toujours plus à l’aise dans la poésie des idées que dans la prose du quotidien, n’a pas sanctuarisé les moyens de son ambition. Enquêter, corriger, mettre en pages, stocker, illustrer, maquetter, administrer et, en ce qui concerne la presse imprimée, fabriquer et distribuer, tout cela coûte cher. Et bientôt le droit « universel » de « répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » se mue en un privilège — celui d’une poignée d’industriels suffisamment fortunés pour s’offrir les grands moyens d’information. » (1).
Une histoire de coût également valable pour la presse militante « bénévole » : s’il n’y a alors pas de salaires à payer, restent encore l’impression, la diffusion, etc. Or c’est bien de ce côté-là notamment que les belles paroles ne sont guère suivies d’effet, voire largement contredites depuis le virage libéral des 40 dernières années. Pourquoi ? Parce que l’une des mesures censées garantir cette liberté d’expression est celle des aides à la presse écrite. Or le rapport de la Cour de comptes de septembre 2013 est très instructif quant à la répartition de ces aides. Sans vouloir entrer dans le détail (note 2), il faut savoir que l’on parle d’une manne de quelque 684,3 M€ en 2013 (sans compter l’aide à l’AFP, ni les exonérations fiscales ou sociales…), rassemblant des aides indirectes (taux de TVA réduit, exonération de CET, ex-taxe professionnelle) et directes (diffusion, tarifs postaux notamment).
Peu de journaux en ont parlé, étrangement, ou alors bien caché au milieu du journal. Et pour cause, lorsque l’on découvre que le classement des journaux les plus soutenus classe, de par l’application de critères étrangement définis, « [Le Monde diplomatique] au 178e rang. C’est-à-dire très loin derrière des publications aussi cossues et adorées des annonceurs que Le Nouvel Observateur (8e), L’Express (9e), Télé 7 jours (10e), Paris Match (12e) et Valeurs Actuelles (66e). Plus édifiant, des titres aussi indispensables au débat public que Télécâble Satellite Hebdo (27e), Grazia (74e), Point de Vue (86e), Closer (91e), Le Journal de Mickey (93e), Gala (95e), Voici (113e), Prions en église (121e), Auto Moto (124e), Mieux vivre votre argent (131e), Détente Jardin (167e), Spirou (172e) se retrouvent devant Le Monde diplomatique... ] (http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2013-12-19-aides).
Quelques petits chiffres supplémentaires pour voir l’absurdité des choses : « Les quatre magazines de télévision Télé 7 Jours, Télé Star, Télé Loisirs et Télé Z se sont ainsi adjugé près de 20 millions d’euros en 2013. Moisson moins abondante pour Le Monde diplomatique et son supplément thématique Manière de voir : 108 600 euros. […] Dans une question écrite adressée à la ministre de la culture et de la communication et publiée au Journal officiel le 27 mai dernier, le député socialiste d’Ille-et-Vilaine Marcel Rougemont s’est étonné que Closer ait reçu « une aide publique en 2012 d’un montant de 558 619 euros, contre seulement 188 339 euros pour Le Monde diplomatique »] (http://www.monde-diplomatique.fr/2014/11/HALIMI/50948).
Et, comble de l’ironie, ce sont des journaux titrant à longueur de pages la nécessité de réduire le déficit de l’Etat, de faire des économies, de limiter le nombre de fonctionnaires, etc. qui sont en tête du tableau : « De 2009 à 2013, Le Monde a été doté par l’Etat de 90 millions d’euros. Durant la même période, Le Figaro du sénateur Dassault a été nanti de 85,9 millions — cependant que Le Point devait se contenter de 22,9 petits millions… » (http://www.monde-diplomatique.fr/2014/11/FONTENELLE/50945)
Tout pour les gros ?
Mais à qui tout cet argent est-il donné ? De très nombreux journaux, radios et chaînes de télévision (sans parler de l’édition, mais ce serait encore un autre sujet) sont aujourd’hui détenus par des industriels, au premier rang desquels Bernard Arnault (Le Point), Martin Bouygues (TF1), Serge Dassault (Le Figaro), Arnaud Lagardère (JDD, Europe1, Elle, Paris Match, etc.), François-Henri Pinault (Le Point, Agefi, Tallandier éditions), Bolloré (Direct Matin, institut CSA), ou de nouveaux magnats de la presse à l’image de Xavier Niel (Free), copropriétaire du Monde et de L’Obs, et Patrick Drahi (Numericable et SFR), qui détient déjà 50% de Libération et est en passe de racheter L’Express…
La concentration des médias aux mains de gros industriels, riches comme Crésus et tous plus libéraux les uns que les autres, ne cesse de s’accroître. Et les aides de l’Etat à la presse vont en grande partie dans la poche des détenteurs des capitaux de ces médias… Etrange « jeu » entre patrons et politiques qui laisse à penser que la presse a bien du mal à être libre et les politiques indépendants…
D’ailleurs, les récentes modifications dans la filière de la distribution de la presse écrite en témoignent. Et ce à travers deux principaux éléments.
Tout d’abord, prenons le cas des tarifs postaux. La Poste recevait depuis des années une aide de l’Etat lui permettant de faire bénéficier les journaux papiers de prix d’envois moins chers, ce que l’on appelle le postage. Or, comme vous avez pu l’entendre, la Poste n’est plus vraiment un service public, d’où de nouvelles exigences de rentabilité. Un accord tripartite Etat/patronat de la presse/Poste de 2008 (https://portail-presse-poste.net-courrier.extra.laposte.fr/sites/po_u1/files/Texte%20Int%C3%A9gral%20Protocole.pdf) et portant sur les années 2009-2015 a ainsi occasionné de grosse augmentation tarifaires des envois de journaux afin de respecter un engagement de La Poste : au 1er janvier 2016, date de la fin de cet accord,
Mais, car il y a un toujours un mais, l’accord privilégie des catégories de presse spécifiques qui bénéficient de tarifs moindres, notamment les quotidiens et les hebdomadaires… c’est-à-dire globalement les titres de presse figurant en tête des journaux aidés, faisant tous partie pratiquement de gros groupes industriels : pas fous les patrons, l’Etat et La Poste se sont aménagés de belles niches, au détriment des petits éditeurs indépendants qui eux vont casquer pour les autres. (Note A contre-courant).
Signalons au passage que tout ceci ne va pas sans une belle restructuration de l’entreprise La Poste, transformée de service public en entreprise bien classique, preuve en étant ce passage de l’accord mentionné : « La Poste s’engage donc, dès lors que le présent protocole d’accord sera intégralement appliqué, à considérer la question du déficit comme réputée définitivement réglée à l’issue de cette application. […] (5) La Poste poursuit et accentue ses actions d’optimisation, de productivité et d’économies de manière à, sur la période, s’adapter aux évolutions de trafic et permettre une réduction nette des coûts complets attribuables à la presse de 200 M€ en 2015, hors inflation. » Une restructuration de La Poste accentuée par le passage au forceps du postage (revues distribuées aux abonnés par La Poste) au portage distribution par des entreprises sous-traitantes privées (Proximy, Mediapost ou Adrexo), entreprises connues pour leur conditions de travail particulièrement mauvaises (voir CNT PTT http://www.cnt-f.org/fedeptt/spip.php?article255).
On en viendrait presque à croire qu’une logique libérale est sciemment mise en œuvre, et l’aventure d’un autre maillon incontournable de la distribution ne fait que renforcer cette impression. Il s’agit de l’entreprise de distribution de la presse en kiosque, Presstalis, ex-NMPP. Les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP) ont été fondées en 1947 suit à la loi Bichet. Son but : garantir aux titres de presse une diffusion nationale, équitable et économiquement viable. Jusqu’en 2011 il s’agissait d’une entreprise détenue à 51 % par les éditeurs de presse, regroupés en deux coopératives et à 49 % par Hachette SA, propriété de Lagardère SCA. En 2011, suite à une modification de la loi Bichet, Largardère cède ses parts, et les NMPP deviennent Presstalis. Voilà mise en place la destruction de la logique impulsée par le CNR en 1945 (via la loi Bichet) de péréquation des coûts de diffusion entre tous les journaux (le gros payant pour le petits) afin de favoriser la liberté et le pluralisme de la presse. Et ça continue les années suivantes : Presstalis étant montré du droit comme déficitaire, ce service public et égalitaire est démantelé par des plans sociaux à répétition et le pluralisme mis en pièce par des hausses de tarifs que les petits éditeurs indépendants ne peuvent assumer. Ainsi, par exemple, Le Monde libertaire écrit-il : « Entrés en vigueur depuis octobre 2010, ces nouveaux tarifs plongent l’ensemble de la presse radicale et libertaire dans un gouffre financier qui risque de lui être fatal. Notre journal ne fait pas exception à la règle et se trouve dans une situation extrêmement difficile. Les gros éditeurs et le groupe Lagardère, qui possède à lui seul 49 % de Presstalis, ne sont quant à eux pas inquiets pour l’avenir. C’est un enjeu politique décisif qui se joue dans cette réforme : l’existence même de la presse d’information politique. C’est une attaque frontale contre la liberté d’expression et c’est condamner à l’asphyxie économique toute une partie de la presse politique » (voir aussi http://www.monde-libertaire.fr/medias/16416-hurlements-en-faveur-dune-libre-distribution-de-la-presse).
D’autres appels, comme celui du SNJ-CGT en octobre 2012, ne sont pas entendus par les gouvernements de gauche comme de droite : « Le SNJ-CGT lance un appel urgent au gouvernement de Jean-Marc Ayrault afin qu’il prenne en compte la situation extrêmement préoccupante de Presstalis et ses implications sur le pluralisme et la démocratie. La mise en cause de l’avenir de cette entreprise, conséquence d’une politique patronale néolibérale pratiquée par les grands groupes de presse, va conduire, si rien n’est fait, à l’asphyxie pure et simple de la distribution de la presse sur une base coopérative. Donc à la mort programmée du pluralisme implicitement induite par les Etats généraux de la Presse écrite du gouvernement Fillon et de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, les pouvoirs publics doivent empêcher le massacre de Presstalis (ex NMPP) qui, via la loi Bichet, a assuré jusqu’à présent la distribution des titres en France, indépendamment de leur tirage et de leurs rentrées publicitaires, permettant au citoyen d’avoir accès en tout point du territoire au quotidien de son choix. Pour le SNJ-CGT, il en va de l’avenir de nombreux quotidiens d’information générale pour qui l’absence d’un tel système coopératif signifierait une liquidation brutale des rédactions et la mise au chômage de centaines de journalistes. Seuls les mastodontes de l’information prête à penser résisteraient à cette atomisation du pluralisme des idées et de la pensée. […] M. Ayrault, il en va ici de l’avenir de la démocratie, car pour nous la presse n’est pas une marchandise, mais un bien culturel, social et politique qui contribue à la formation de l’opinion publique et au civisme indispensables à toute démocratie, n’en déplaise aux Dassault, Bolloré, Pigasse, Arnault, Amaury, Hersant, Bouygues ou autres Lagardère, mais aussi les Lucas du Crédit Mutuel, etc. Ceux là même qui disent que les journalistes coutent trop chers, que Presstalis est trop onéreux. Mais ces banquiers, ces capitaines de l’industrie du luxe ou de l’armement qui crient haro sur les emplois et les syndicats, doivent-ils continuer à bénéficier du milliard d’euros d’aides annuelles de l’Etat versées sous forme de TVA réduite, de tarifs postaux ou SNCF préférentiels etc. ? Nous demandons au Premier ministre d’ouvrir d’urgence une table ronde avec les parties prenantes au conflit de Presstalis pour débattre des solutions capables de faire vivre un système coopératif de distribution des titres respectueux du pluralisme et des salariés qui y participent. Il y a urgence. »
Résultat ? Aucun, si ce n’est que vous ne trouverez jamais Le Combat syndicaliste, journal de la CNT en kiosque, et vous ne trouvez plus depuis quelques mois Le Monde libertaire, Alternative libertaire, A contre-courant, L’Anticapitaliste (journal du NPA), Lutte ouvrière… En gros, toute la presse militante est partie des kiosques, contrainte et forcée… Belle liberté de la presse, non ? Parallèlement, il est vrai, des centaines de salariés de Presstalis ont depuis été licenciés…
Du lien de subordination
Mais, au-delà de ces considérations économiques, nous devons aborder un autre point de cette soi-disant liberté d’expression et de la presse : ceux qui fabriquent ces journaux, notamment les journalistes. Car, loin de l’image que beaucoup peuvent s’en faire (y compris eux-mêmes), les journalistes ne sont pas des êtres à part, ce sont des salariés, au même titre que tous les salariés. Et à ce titre ils sont tenus par ce qui est à la base du droit du travail français : le lien de subordination. Que veut dire cette notion ?
Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, laissons la parole à la Cour de cassation, une des plus hautes instances judiciaires en France : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; que le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail (Cass. soc. 13 novembre 1996). » Et, pour enfoncer le clou, prenons la définition des éditions Tissot : « Le lien de subordination est inhérent à tout contrat de travail et désigne le fait, pour un salarié, de devoir se conformer aux instructions de l’employeur et de réaliser le travail confié par ce dernier. Le lien de subordination est un des critères essentiels à l’existence du contrat de travail. »
Voilà qui est on ne peut plus clair : le lien de subordination signifie que le journaliste, comme tout salarié, est aux ordres de son employeur et que s’il rechigne… on le dégage. Plus compliqué que ça ? L’entreprise capitaliste n’est par une démocratie. L’employeur (personne physique morale) détient les pouvoirs de direction, de gestion, réglementaires et disciplinaires (sanctions). Il n’est pas élu par les salariés et siège au somment de la hiérarchie. Certes, il a des obligations (en termes de santé des salariés par exemple), mais qui sont floues ou soumises à l’action de contrôle des syndicats. Certes, il a des obligations d’information, voire de consultation des instances comme le comité d’entreprise ou les délégués du personnel, voire de négociations avec les syndicats, mais ces divers « contre-pouvoirs » n’ont pas de capacité de décision, juste d’avis ou de revendication. Sans oublier que la direction peut refuser de donner des informations (par exemple les gros salaires, les primes, etc.), voire classer des documents (économiques, stratégiques, etc.) comme confidentiels, sous prétexte de « libre concurrence » et de sauvegarde des intérêts de l’entreprise. Un élu qui ne respecterait pas cette confidentialité pouvant être licencié…
Et ce d’autant plus que le droit syndical est encore très limité : il n’existe pas dans les entreprises de moins de 11 salariés (ce qui concerne des millions de travailleurs), il est conditionné au fait d’être délégué du personnel titulaire entre 11 et 50 salariés, et de toute façon il faut avoir au moins deux adhérents dans l’entreprise. Avoir deux adhérents quand on n’a pas de droit syndical pour parler avec les salariés et essayer de les rallier, c’est un peu mission impossible. Et celui qui se présente aux élections et qui n’est pas élu, celui qui rend son mandat syndical, n’est protégé que quelques mois… Il n’y a qu’à lire le rapport de l’Observatoire de la répression syndicale (http://observatoire-repression-syndicale.org/rapports/rapport2014.pdf) pour se rendre compte du peu de marge de manœuvre.
Non décidément, l’entreprise capitaliste n’est pas une démocratie, la liberté d’expression y est toute limitée, voire dangereuse, et, quels que soient les « garde-fous », l’employeur (ou le patron) reste celui qui détient le pouvoir, y compris sur ses journalistes pour une entreprise de presse.
Précarisation et soumission
Un pouvoir qui s’accroît quand les droits sociaux sont détruits comme depuis quelques décennies. Ainsi, pour les journalistes subissent un développement croissant de leur précarisation à travers la généralisation de la rémunération à la pige. Ce type de rémunération est à l’origine un paiement à la tâche, encadré par la loi Cressard de 1974, à l’origine réservé aux rédacteurs (paiement au feuillet, c’est-à-dire une certaine quantité de texte). Or, depuis plusieurs années, le patronat de la presse a recours à ce mode de rémunération pour tous types de métiers de journalistes (maquettistes, correcteurs, etc.), y compris pour des salariés étant à temps partiel ou quasi-complet… De la même manière, le patronat de la presse n’a de cesse d’affirmer que la pige est par nature variable, qu’il ne saurait y avoir à maintenir la rémunération. Sans parler de l’exclusion des journalistes rémunérés à la pige des élections professionnelles ou des négociations salariales, voire des œuvres sociales du Comité d’entreprise, etc. L’attaque des droits de salariés est un enjeu patronal permanent, à l’image du protocole d’étape de décembre 2008, qui visait à priver les pigistes de leurs droits comme le maintien de salaire en cas de maladie, maternité, accident du travail, qui attaquait le critère d’ancienneté dans l’entreprise et dans la profession s’ajoutant au salaire de base comme le prévoit la convention collective. Au passage, ce texte depuis attaqué en justice et qui n’a pas été validé, prévoyait la désinscription des pigistes du registre unique du personnel… Manière d’entériner la notion de salarié au rabais.
Et comme si ce n’était pas encore assez, de nombreux titres de presse proposent de plus en plus à ces salariés de se faire dorénavant payer en Agessa (droits d’auteur, mode de rémunération interdit pour un journaliste…), en honoraires (facturation), en portage salarial, voire de devenir auto-entrepreneur. De quoi exclure ces journalistes de la communauté de travail, les privant de droit de vote aux élections internes, voire de solidarité et de soutien syndical, tout en les fragilisant, rendant encore plus compliqué d’affirmer leur liberté d’expression que leurs collègues permanents… Et dans le même temps, voilà de quoi créer de plus en plus de divisions entre les travailleurs et écraser tout rapport de force : diviser pour mieux régner ? La liberté d’expression et de la presse en prend un coup !
Le coût de la résistance
Certains nostalgiques diront que les journalistes bénéficient de la clause de conscience ou de cession qui leur permet, en cas de changement de propriétaire du journal ou de changement de la ligne éditoriale, de démissionner tout en bénéficiant d’un licenciement. Certes, cette liberté subsiste en cas de désaccord avec ce qu’on leur demande, mais à la simple condition de renoncer à toute forme d’indemnisation chômage (et ce n’est pas la rupture conventionnelle initiée par Sarkozy qui change la donne, puisque c’est à la discrétion du patron…). Mais une liberté chèrement payée, car avec les attaques successives de l’assurance, le renforcement des contrôles et des obligations du chômeur, ainsi que la diminution des périodes d’indemnisation (sans compter l’allongement de la carence pour les cadres…), il vaut mieux avoir un bon plan boulot ailleurs. Mais comment espérer trouver un bon plan boulot quand les journaux licencient, précarisent à tour de bras, ou ne remplacent pas les départs en retraite ? A moins de se rabattre sur le journalisme web et ses conditions de travail au rabais, sa convention collective Syntec, et ses salaires de misère.
D’autres encore ajouteront que le droit du travail est protecteur et qu’en cas de licenciement abusif, on peut toujours traîner son employeur aux prud’hommes… C’est vrai, mais pour quel résultat ? Rarement la réintégration pour plusieurs raisons : d’une part parce que c’est extrêmement rare que la réintégration soit prononcée, les juges préférant allouer des indemnités. D’autre part, parce que les délais sont extrêmement longs et usant, entre première audience, appel et cassation (ou ministère, tribunal administratif et Conseil d’Etat pour les salariés protégés). Enfin, parce que ce genre de procédure coûte cher, et que ceux qui les subissent sont souvent trop « abimés » pour avoir envie de revenir dans l’entreprise des mois, voire des années plus tard.
Non, décidément, la liberté de la presse et la liberté d’expression de ses journalistes, de même que celles de tous les salariés, s’accommodent mal d’une organisation capitaliste de l’entreprise, de la hiérarchie autoritaire qui y règne, de la précarisation du travail, de la destruction de l’assurance chômage et autres droits sociaux…
Une riposte syndicale ?
Mais alors que faire ? Peut-on échapper à cette situation ? Sûrement, mais cela demande une réaction syndicale d’ampleur qui assume une critique radicale du monde dans lequel nous vivons. Il s’agit d’avoir une vision globale de la situation, comme nous avons essayé de la dessiner, défense des services publics et conquête de nouveaux droits pour les salariés, véritable redistribution des richesses et critique du rôle de l’Etat.
Pierre Rimbert a écrit récemment un article dans Le Monde diplomatique (voir note 1), sur une déclinaison des idées de Bernard Friot pour une utilisation de la notion et pratique de salaire socialisé et de cotisation pour financer la presse. Au-delà des critiques que nous pourrions en faire (notamment sur la survivance d’une forme de corporatisme journalistique), c’est une idée à avancer, au même titre que Bernard Friot peut le faire pour la sécurité sociale. Lors des récentes luttes contre la dernière convention d’assurance chômage, la CNT avait avancé ses propres revendications à ce sujet (http://www.cnt-f.org/contre-la-casse-de-l-assurance-chomage-riposte-syndicale.html) : un accès aux indemnités de chômage sans condition et sans durée limite avec un taux de remplacement à 100 % du meilleur salaire ; une augmentation significative des salaires ; le droit à l’allocation chômage en cas de démission ; l’arrêt des exonérations de cotisations sociales patronales ; l’arrêt des radiations et du flicage des travailleurs privés d’emplois ; l’autogestion des caisses par les salariés eux-mêmes, selon le modèle existant avant les ordonnances de 1967 (qui ont introduit le paritarisme syndicats/patronat).
Le fait d’avoir une assurance chômage renforcée est la condition première pour que le chantage à l’emploi puisse être moins fort et que la liberté d’expression puisse enfin exister. Et tous les discours sur le coût de telles mesures ne pèsent rien face à cette exigence…
Il est aussi nécessaire de renforcer le droit syndical, en l’étendant au petites entreprises, en refondant la loi de 2008 vers plus de liberté ; de renforcer les prérogatives et les moyens de l’inspection ou de la médecine du travail ; d’accélérer les procédures prud’homales en cas de licenciement ou de requalification en CDI (en cas de CDD, de rémunération à la pige, etc.) et de rendre systématique la réintégration en cas de demande du salarié ; de rétablir une application stricte de la loi Cressard et de l’améliorer…
Il faut rendre rétablir les services publics, arrêter de dire qu’il coûtent alors qu’ils produisent, réfléchir à une autogestion de ces services communs, avec salariés et usagers.
Il nous faut renforcer les médias libres comme le propose l’appel récent « Pour que vive la liberté d’expression et mille médias indépendants ! » (voir http://www.medias-libres.org/) ou celui de 2006 de Marseille des médias du tiers secteur (http://www.acrimed.org/article2355.html). Il nous faut reprendre la dynamique des états généraux pour le pluralisme (http://www.acrimed.org/article2453.html et https://france.attac.org/archives/IMG/pdf/Etats_generaux_du_pluralisme.pdf), qui avançaient déjà une certain nombre de revendications et de pistes : « Un renforcement de la législation anti-concentration ; une refondation des aides publiques à la presse, pour que celles-ci bénéficient prioritairement aux médias sans but lucratif, aux médias d’information généraliste et à faibles ressources publicitaires. […] L’interdiction pour des groupes bénéficiant de marchés publics de posséder des entreprises médiatiques ; la création d’une nouvelle instance de régulation des médias qui, démocratique celle-là, doit se substituer au CSA ; l’attribution de nouveaux droits collectifs aux rédactions et aux syndicats des salariés des entreprises médiatiques. […] La pleine reconnaissance professionnelle des personnes qui font vivre les médias associatifs ; le respect des droits existants pour tous les journalistes, notamment la protection de leurs sources ; l’application de toutes les dispositions légales et conventionnelles concernant les pigistes ; la résorption des emplois précaires. […] Les secrets commerciaux et bancaires doivent être levés pour que puisse s’exercer une information économique digne de ce nom. Les entreprises, et en particulier les entreprises privées – où les salariés, quand ils ont un emploi, passent une part majeure de leur existence – sont de véritables « zones de non droit » à l’information : les syndicats et les représentants des personnels doivent pouvoir les rendre accessibles aux journalistes soucieux d’enquêter sur les conditions de travail. »
Il y a tant de choses à faire à réfléchir à revendiquer. La liberté l’expression et de la liberté de la presse ne sortiront jamais de la bonne volonté des employeurs et de l’Etat (l’expérience du « socialisme réel » soviétique, chinois ou autre sont là pour le prouver…). Ils n’ont qu’à y perdre. Non, l’avenir de ces libertés ne peut être qu’entre les mains d’un mouvement syndical fort, autogéré et libertaire, susceptible de porter ces valeurs (comme celles de l’égalité et de la fraternité) plus loin que les frontons usés de mairies et au-delà des déclarations d’un jour. C’est une lutte quotidienne, celle de la construction d’un autre futur.
Note 1 : Pierre Rimbert, « Soustraire les médias à l’emprise de l’argent et de l’Etat en créant un service mutualisé. Projet pour une presse libre », in Le Monde diplomatique, décembre 2014. http://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/RIMBERT/51030
Note 2 : Voir http://vosdroits.service-public.fr/professionnels-entreprises/F22740.xhtml,
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel/2014/05/05/aides-a-la-presse-les-200-titres-les-plus-aides_4411929_4355770.html
http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/05/06/aides-a-la-presse-qui-touche-le-plus_4411883_4355770.html
POUR ALLER PLUS LOIN
Voir le site du journal A contre-courant, qui ne sort plus sous forme papier depuis quelques mois du fait de l’augmentation des tarifs postaux. Un dossier assez complet sur le sujet de la liberté de la presse y est disponible : http://www.acontrecourant.org/category/presse-libre-en-danger/
Voir le livre de Sébastien Fontenelle, Éditocrates sous perfusion : les aides publiques à la presse, trente ans de gabegie. Libertalia
Voir le site d’Acrimed : http://www.acrimed.org/
De nombreux articles du Monde diplomatique ou de CQFD par exemple traitent également le sujet.